Overblog
Editer la page Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Cathy Bernheim, écrivaine/écrivain

Lettre de Lolita à Humbert Humbert : Sur le plaisir et la séduction

, 09:07am

Publié par Cathy Bernheim

Fantôme ? Ectoplasme ? Fantasme ? Je me demande bien ce que vous êtes, maintenant que vous n'êtes plus. Ah, si vous aviez habité la France d'aujourd'hui, vous seriez encore de ce monde, la peine de mort ayant tout de même été abolie sans tenir compte des sondages d'opinion, qui étaient contre. En fait, vous croupiriez sans doute au fond d'une prison, assommé de médicaments et rasant les murs pour ne pas vous faire remarquer, afin d'échapper au châtiment des "pointeurs" que, même au fond de leur geôle, les détenus persistent à appliquer pour sauver leur honneur d'hommes ou laver leur déshonneur de pères. Et comble d'ironie, vous y seriez pourtant, non pour m'avoir aimée, mais pour avoir tué Quilty, un homme que je n'aimais même pas ! Enfin, de toute façon, puisque nous avez été condamné par les États-Unis d'Amérique, too bad, vous avez été exécuté depuis un bout de temps !

Je rigole, mais je dois être folle, moi, "Dolores Haze, Dolly Haze, Dolly dite Dolores, Colorado" ou plutôt Lolita, puisque tel est mon nom de plume. Oui, j'ai sans doute perdu la tête, pour m'adresser ainsi à une non-personne, quelqu'un dont je ne suis plus même certaine de l'avoir croisé. J'ai la mémoire qui flanche, que voulez-vous, mon grand âge…

En ai-je seulement jamais eu une, de mémoire ? Du plus loin qu'il m'en souvienne, le petit pois qui me tenait lieu de cerveau n'a jamais gardé grand-chose d'utile dans ce tiroir-là. Certes, j'étais experte en chewing-gums, produits de beauté, vernis à ongles, cires à épiler, fers à repasser et autres produits plus ou moins ménagers, je connaissais toutes les marques, leur histoire, celles qui étaient mode et celles qui ne l'étaient plus, les tee-shirts, jeans, jupes, robes, bodies, shorts, panties ou strings n'avaient pas de secrets pour moi, mais de ce qu'il m'arrivait, je ne retenais rien. Toutefois, on me dit que ma route a croisé la vôtre, et que ce fut pour mon malheur ainsi que le vôtre, plus grand encore.

Plus grand ? C'est à voir.

Mais bon, je ne suis pas du genre à m'apitoyer sur mon sort. Tant pis pour mon enfance dévastée, nos errances haletantes de motel en motel, nos coucheries pour moi beaucoup trop précoces et tous ces atroces souvenirs que vous avez eu "l'élégance" de consigner par écrit avant de mourir. Et bof pour vos remords tardifs. Votre "belle âme" s'est peut-être quand même envolée au ciel avec vous. À moins que vous n'ayez été forcé de la laisser sur Terre, qui est un enfer bien suffisant pour si peu de chose.

Non, moi, ce dont je voulais vous parler, c'était…

Mais de quoi, déjà?

Ah oui, du plaisir et de la séduction.

Le plaisir, quand vous avez débarqué chez ma mère, je le connaissais depuis longtemps et je le pratiquais tranquillement, comme vous n'avez pas tardé à le remarquer, pour moi-même, dans toutes sortes de postures :  allongée sur l'herbe les fesses au soleil, en descendant les escaliers dont la rampe bien que de bois recelait d'étranges sensations, et ailleurs… Je ne vous dirai pas où : après tout, à cet âge, on aime garder son jardin secret. Quant à la séduction, n'en doutez, je fus une pionnière, et les lolitas de plus en plus jeunes qui s'y essayaient à leur tour dans tous les recoins du monde, des Japonaises monnayant leur petite culotte sur Internet aux jeunes stars du show-biz américain, pourraient m'élever une statue. Oui mais voilà, je tiens à le dire, ma séduction toute neuve, je l'exerçais, en quelque sorte, innocemment. C'était comme jouer à la poupée, faire semblant d'être une femme, enfiler cette panoplie après avoir été Annie du Far-West ou la petite Lili, rien de sérieux, rien de grave. Un jeu. Une façon d'approcher le genre masculin pour y découvrir ce qui le rend si vulnérable. Trouver dans vos prunelles la clef de mon succès, de ma particularité, qui était d'être belle et de vous plaire. Penchée au-dessus de vous comme sur le miroir d'une eau tranquille, je n'avais pas imaginé quelles tempêtes j'allais déclencher. C'est vrai, quoi, on ne nous dit rien des ouragans du désir, quand on est enfant : on nous décrit tout juste les pâles paysages de l'amour-toujours et leur procession de bambins adorables. Il n'empêche que moi aussi, j'avais comme Wendy Darling et avant elle sa mère, un baiser au coin de la bouche que seul l'élu de mon cœur aurait dû cueillir au moment où je l'aurais bien voulu. Mais voilà, vous étiez là, tapi derrière la porte, épiant les moindres de mes gestes, interprétant tous mes regards, m'étouffant de vos appétits, déjà, avant de m'ensevelir sous votre poids d'homme mûr. Pourtant, vous n'étiez pas l'élu de mon cœur. Tout juste une curiosité.

Ce qui a changé, aujourd'hui, c'est que les lolitas monnaient leurs charmes, quand elles ne sons pas carrément et ouvertement maquées par toute une armada d'adultes voraces, parents, agents, conseillers en communication, photographes et autres pornographes qui ne se cachent plus, pourquoi le feraient-ils puisque tout le monde s'accorde sur un fait : elles sont si jolies, ces petites ! Tellement fraîches. Consommables. Et le sexe, celui des hommes, avec ses pratiques douteuses diverses dont le seul point commun est de manquer singulièrement de générosité, le sexe tel que vous me l'avez enseigné, est roi. Pauvres, pauvres lolitas, quand vous serez grandes, il vous faudra tout recommencer à zéro. Si vous le pouvez encore.

Quelqu'un disait un jour, à la télévision que pour pardonner, il faut être deux : celui (celle) qui pardonne et celui (celle) qui demande pardon. Et si personne ne demande rien à personne, il n'y a pas de pardon. C'est probablement pour cela que je suis en colère, aujourd'hui comme hier, après vous, Humbert Humbert : parce que je n'ai jamais entendu de votre bouche le moindre repentir.

Ce n'est pas que vous n'en ayez ressenti aucun : c'est que vous l'avez dit à tout le monde sauf à moi. J'avais pourtant des oreilles, et j'étais quand même la principale intéressée, non? Mais ce qui vous importait, d'abord, c'était laisser de vous une belle image, celle d'un grand cœur prêt à tout pour rattraper ses erreurs. À tout, sauf à me parler. Sans doute n'aviez-vous rien à me dire : c'était le cœur des hommes, que vous visiez, leur opinion qui vous intéressait. Et ça, voyez-vous, ça n'a pas beaucoup changé au fil des années : les hommes, dans notre monde, parlent d'abord aux hommes. Parfois aux petits garçons. Rarement aux femmes et aux petites filles. Vous ne vouliez, en fait, rien savoir de moi, de peur que ma parole n'ait pas cadré avec l'image que vous vous faisiez de Lolita. Vous savez quoi, ça m'enrage d'avoir encore envie de vous dire tout ça. C'est pourquoi je termine ici cette lettre. Que je ne signerai pas "Lolita", mais simplement du nom qu'on m'avait donné avant vous : Dolores.

(Extrait de "Dors, ange amer")