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Cathy Bernheim, écrivaine/écrivain

Extrait : L'IA et les machines (1983)

, 22:34pm

Publié par Cathy Bernheim

La caméra gît, ventre ouvert, sur la table de travail d'Anna. Les fibres optiques, translucides et microscopiques, sont saisies par la pince à peine visible, puis écartées pour ouvrir l'accès au pulsateur. Anna et Virgule suivent le processus sur l'écran de contrôle.

«  Tu vois, là, explique Anna, il y a eu surcharge.

- Trop de power ?

- Trop longtemps, surtout. »

Inquiète, Virgule avance un doigt pour caresser le corps inerte.

« Elle a froid », dit-elle doucement.

Anna, sarcastique, la reprend :

« Je t'ai déjà dit qu'elle n'éprouve rien. Ni chaud, ni froid, ni plaisir ni douleur. C'est ta main qui sent le froid.

- Tu es sûre ? »

Absorbée par sa tâche délicate, Anna se contente de marmonner pour elle-même :

« Ce matériel est surutilisé, comme tout ce qui traîne dans cette unité. »

Les yeux de l'enfant quittent l'écran pour se poser sur l'œil inopérant de l'objectif :

« Si elle ne sent rien, pourquoi parle-t-elle ?

- Elle parle quand on l'interroge. Jamais toute seule, tu le sais bien. Et puis les situations auxquelles elle est capable de faire face sont en nombre limité.

- Pourquoi ?

- Oh, écoute, Virgule, je ne sais pas exactement. Parce que ses programmes sont spécialisés, sans doute.

- Pas les miens ? »

La question arrache un sourire à la jeune femme :

« Toi, tu as un cerveau. Les informations y sont neurochimiotransmises. Tu fais ce que tu veux avec. »

Forte de cette leçon, l'EHA part à la recherche des limites de sa pensée, mais n'en rencontre aucune. Il y a des choses qu'elle ne sait pas, d'autres qu'elle ne comprend pas, mais il n'existe apparemment rien au monde qu'elle soit incapable d'imaginer.

Vient alors toute une période où elle s'exerce à créer ce que bon lui semble. Grâce que psychotransmetteur, elle matérialise ses désirs dans l'espace tridimensionnel et quadrichomique du murimage. Elle s'invente, par exemple, un espace où s'abriter, puis compose les objets qu'elle y côtoie, les personnages qui vont et viennent dans ce nouvel environnement. Elle engage avec eux des conversations qui ne sont, en fait que des échanges avec la machine :

« Savez-vous qui je suis ? » interroge-t-elle, sûre de son importance.

Les réponses, précises, chiffrées, arrivent en rangs serrés qui ne lui apprennent rien.

« Parlez-moi de vous », essaie-t-elle alors.

La créature holographique énonce d'une voix atone :

« Je suis la projection mentale de l'être que vous avez inventé.

- Bon. Et qu'allez-vous faire ?

- Je vais traverser la pièce que vous m'avez construite et monter à l'étage de votre maison imaginaire.

- Mais plus tard ?

- Plus tard n'existe pas dans votre esprit. » constate la machine sans aucune émotion.

Ce jeu solitaire l'absorbe longtemps. Elle y met le sérieux que tous les enfants emploient à jouer, car c'est bien sa vie qui en dépend : sa perception de l'existence, au moins, et de ce qu'elle pourra en faire le moment venu.

Un jour, elle demande aussi pourquoi la retransmission de son quotidien n'est pas interactive, comme les autres émissions. « Il n'y a aucune raison à cela », répond Fanny froidement. L'EHA reçoit en plein cœur l'énormité de ce mensonge. Elle se doute bien que Fanny Fraudenstein n'a rien laissé au hasard, mais comment objecter à sa ferme assurance ?

« Si tu veux que certaines heures soient ouvertes à l'interaction, on peut le décider. Avec quelques personnes, disons deux fois par semaine. Oui, c'est une bonne idée. »

Ainsi l'EHA parvient innocemment à élargir son horizon. Ses interlocuteurs ont été sélectionnés : quelques assistants des unités de recherche de pointe, deux ou trois médihommes des grands réseaux, un responsable du personnel de puériculture et les représentants habituels des gouvernants de chacun des trois mondes : Orient, Occident et Insulaire. Ce sont des êtres sans fantaisie, préoccupés surtout de leur fonction, dont aucun ne semble avoir fréquenté des enfants assez longtemps pour savoir comment s'adresser à elle. Trompés, sans doute, par ses facilités de raisonnement, d'élocution, il s'en font l'image d'une adulte un peu bizarre, diminuée et sans pouvoir, ce qui rend leur parole précautionneuse. Mais enfin, ce sont des gens différents de Fanny Fraudenstein, d'Anna Fuchsia et de Stéphane Allégat. Et qui lui parlent à elle, l'EHA

L'étape suivante de son émancipation est plus délicate. Elle l'amorce d'une manière détournée, interrogeant Fanny Fraudenstein sur l'utilité des transmission nocturnes. Le sommeil n'est-il pas un phénomène psychique invisible, de peu d'intérêt pour le spectateur moyen ?

« Je le pense, approuve Fanny, mais…

- Mais ?

- Stéphane n'est pas de mon avis. Pourtant, les processus psychiques n'étant pas choses perceptibles par le regard… Et puis l'EEG. nous transmet tous les détails nécessaires. »

À cet instant, pour la première fois, Virgule entrevoit qu'il est des domaines tout simplement étrangers à Fanny Fraudenstein. Si elle donne l'impression de tout savoir, ce n'est qu'un masque bien appliqué, derrière lequel elle cache peut-être plus de vulnérabilité encore, que Virgule elle-même.

« Je ne vois pas d'inconvénient, poursuit le savant, à ce que l'on interrompe la retransmission pendant que tu dors. Puisque tout est invisible de ce que tu produis alors. »

Virgule sait qu'il n'en est rien. Il suffirait de traduire le plus imperceptible mouvement du corps endormi, ses moindres tressaillements, en langage-machine, pour retracer l'activité mentale et psychique d'une personne endormie. C'est une certitude qu'elle a acquise d'expérience. Mais qui pourrait avoir l'usage d'une telle connaissance ?

(Chapitre 24 de COBAYE BABY)