Des descendants de Frankenstein aux héritières de Mary Shelley, une biographie pour prolonger la réflexion sur les rapports entre science, fiction et création littéraire.
HISTOIRE ET ACTUALITÉ DE FRANKENSTEIN
L'année 2018 marque le bicentenaire de la parution du roman fantastique et de science-fiction : Frankenstein, ou le Prométhée moderne. Les trois volumes sans nom d'auteur, escortés d'une préface tout aussi anonyme, paraissent à Londres le 11 mars 1818. Ils sont publiés par un éditeur spécialisé dans les ouvrages populaires, de vulgarisation ou ésotériques.
Si les critiques littéraires sont partagés quant à la valeur de l'ouvrage, les lecteurs, eux, ne s'y trompent pas : ils se l'arrachent. Le succès est immédiat.
Dès le second tirage, fin 1818, celle qui l'a écrit est enfin désignée sur la couverture. Il s'agit de Mary Shelley, une jeune femme qui défraie la chronique depuis qu'elle a fui la maison paternelle à l'adolescence en compagnie du poète Percy B. Shelley, qu'elle vient d'épouser.
Dans l'Angleterre de la prison pour adultère, sodomie ou dettes… et des exécutions publiques, Mary Shelley fait scandale à plus d'un titre. Par sa précocité et ses mœurs prétendûment dissolues, d'abord. Mais aussi et surtout par la thèse de son livre affirmant haut et fort que les gens ne deviennent pas des criminels par destination, mais qu'ils sont conduits à le devenir par une société intolérante aux écarts de la norme.
La controverse qui fait rage alors n'a plus cessé depuis.
En deux siècles, l'histoire de ce savant fou, Victor Frankenstein, et de la créature sans nom, a inspiré un nombre incalculable d'adaptations sur toutes sortes de supports : pièces de théâtre ou grand-guignol, films de cinéma ou de télévision, livres, feuilletons, BD, spectacles, jeux de société ou jeux vidéo, site dédiés etc. Jusqu'à devenir ce mythe des temps modernes où « le monstre » se confond avec son créateur pour hanter nos cauchemars sous le masque impressionnant de Boris Karloff, fixé sur la pellicule d'un film d'horreur en noir et blanc datant de 1931.
Une telle longévité nous interroge.
Compte tenu des métamorphoses de cette œuvre transformiste, nos cultures versées dans l'enquête et le réalisme ont précisé certains contextes de la création du livre. On sait qu'il pleuvait sur l'Europe à cause de l'éruption d'un volcan indonésien lorsque ces Anglais bohèmes qu'étaient Lord Byron, Percy Shelley, Mary Godwin future Mary Shelley, et sa demi-sœur Claire Clairmont, confinés et frigorifiés dans la villa Diodati, près de Genève, se sont raconté et lu d'horribles « histoires de fantômes » au coin du feu. On a depuis cette époque pas si lointaine appris à déchiffrer leurs rêves les plus obscurs en sondant leurs inconscients amplement documentés par la découverte de lettres et de journaux inédits.
Aujourd'hui, on peut retracer les errances de la monstrueuse créature dans celles de ses différents avatars, du Golem aux Gueules Cassées… jusqu'aux millions de victimes du sanglant 20ème siècle. À travers tâtonnements, erreurs et horreurs, les médecins ont ainsi appris à « réparer les vivants » jusqu'à permettre la réhabilitation de ceux qu'ont appelait jadis les invalides.
Le planning familial a été développé, le contrôle des naissances autorisé , l'obstétrique a lutté efficacement contre la mortalité maternelle et infantile.
Une carte du génôme humain a été dressée, qu''il s'agit maintenant de modifier grâce à des « ciseaux génétiques » ou autres outils virtuels de laboratoires. Après avoir décrypté l'ADN, la matérialisation de chimères et autres clones est devenue chose possible.
Enfin, les atomes ont été démasqués, la matière décomposée, les électrons domptés, les énergies canalisées… Bref, les découvertes scientifiques évoquées par Mary Shelley pour étayer la proposition initiale de son premier roman de science-fiction ont été largement atteintes, dépassées voire outrepassées. Son imagination aussi.
AUTOPSIE PROVISOIRE DU CORPUS
Lorsque l'on se penche avec attention sur le destin littéraire peu commun de cette histoire et surtout de la femme qui l'a imaginée, Frankenstein recèle encore des richesses insoupçonnées. Car sa genèse est une danse macabre en quatre mouvements.
1 : RÊVER. Frankenstein est né d'un rêve. D'un cauchemar qui a visité Mary Shelley par une sinistre nuit, non pas de novembre, comme dans le livre, mais d'un mois de juin particulièrement froid et pluvieux.
Percy, Mary et sa sœur par alliance Claire Clairmont viennent de déposer leurs bagages au bord du Lac Léman. Ils ont loué la petite maison Chapuis pour passer l'été tout près de la grande villa Diodati où Byron s'est installé avec son médecin, Polidori. Chaque soir, ces exilés volontaires se retrouvent pour dîner en parlant de tout et de rien : des derniers potins de leur pays natal jusqu'aux découvertes scientifiques et artistiques, poésie, théâtre ou littérature. Les classiques, bien sûr. Mais progressistes, ils n'en oublient pas pour autant les best-sellers d'une époque qui commence à mettre la culture à la portées de tous. En ce début de l'ère post-napoléonnienne, l'Europe est la proie d'une passion étrange pour les contes fantastiques et les romans que l'on n'appelle pas encore gothiques. Des histoires terrifiantes plus ou moins surnaturelles qu'ils se lisent à haute voix en essayant d'y mettre le ton. Ils sont tous impressionnables. Sous l'influence de leurs sensibilités exacerbées par le bon vin des coteaux suisses et les stupéfiants à la mode (opium, laudanum), ils rivalisent d'ingéniosité pour se faire peur. Ils ont reçu, quelques jours auparavant le célèbre M. G. Lewis, dit « Monk » Lewis, dont le roman « The Monk » (Le Moine), paru l'année de la naissance de Mary, est un modèle du genre gothique naissant. Mary aurait-elle l'âge du gothique ? Ses contemporains, en tout cas, s'en délectent. Par mesure de boutade, Byron et Percy Shelley lancent un défi : écrire une histoire de fantômes.
Au bout de quelques jours, les hommes sont retournés à leurs occupations plus sérieuses. Ils ont une réputation à tenir, et donc, une œuvre à poursuivre de leurs assiduités. Seule Mary est restée la plume en l'air, obnubilée par ce qu'elle a ressenti comme un enjeu personnel. Et c'est ainsi qu'une nuit lui apparaît le monstre de Victor Frankenstein, dont elle commence dès le matin à transcrire l'histoire.
Laquelle sera plus tard souvent illustrée par une des variantes du tableau « Le cauchemar », dû au peintre Füssli, ex-amant de Mary Wollestonecraft, la mère de Mary Shelley.
Une histoire de rêves, donc, que le siècle de la psychanalyse puis celui des neurosciences, comme nous le verrons, n'ont cessé d'approfondir.
2 : CRÉER. Moins de deux années séparent cette nuit créative de la parution des trois volumes de Frankenstein. Mary avait tout juste 16 ans, elle en a 18 quand elle expose son rêve au regard de ses compatriotes. Anonymement, dans un premier temps, comme nombre de romancières anglo-saxonnes de ces années-là (et chez nous, George Sand, par exemple).
Si Mary ne fréquente les créatrices qu'en se plongeant dans celles de leurs œuvres qui parviennent jusqu'à elle, ce n'est pas la même chose pour les hommes. Des créateurs, elle en a rencontré et des meilleurs, dans la maison de son père. Dont les invités figurent maintenant dans toutes les bonnes anthologies ou dictionnaires des personnages illustres. Elle s'est aussi familiarisée avec tout ce qui lui tombait sous la main en matière de chefs d'œuvres certifiés de la littérature mondiale. Quitte à apprendre le latin, le grec ou l'italien si nécessaire : elle a le don des langues et un goût prononcé pour les productions de l'imaginaire. C'est donc à cœur joie et à corps perdu qu'elle se lance dans ce nouveau compagnonnage où s'entrelacent étroitement écriture et amour.
Elle y passera le reste de sa vie, à la fois écrivaine, commentatrice des auteurs, ou éditrice des poèmes de Percy B. Shelley malgré l'opposition permanente et implacable du père de celui-ci.
Car si les poètes qu'elle a aimés ont disparu les uns après les autres, leurs œuvres restent. Elle en a pleinement conscience, elle qui leur a survécu pour devenir Le dernier homme, titre qu'elle donne à son deuxième et ultime livre de science-fiction.
3 : PROCRÉER. Oui, mais Mary Shelley est une femme. Cela doit-il disqualifier son œuvre ? À voir son parcours en dents de scie dans l'histoire littéraire, on peut le croire. Si Frankenstein ou le Prométhée moderne n'avait pas touché profondément son public, suscitant très vite enthousiasme, engouement, adaptations, transpositions et même polémiques, sans doute aurait-il sombré dans l'oubli aussi rapidement que son auteure. Comme tout un cortège d'œuvres écartées des anthologies, des études et commentaires de l'histoire littéraire officielle, disqualifiées pour avoir été créées par des femmes.
Car oui, Mary Shelley est une femme. Ce qui veut dire notamment que pour assurer sa descendance, elle bravera tous les dangers d'une maternité semée d'embûches : quatre enfants, dont un seul lui survivra. Sans aller jusqu'à énumérer les complications récurrentes des accouchements au fil des siècles, rappelons qu'elle est née d'une mère morte en couches à son deuxième enfant, et qui avait vu mourir sa meilleure amie Fanny dans les mêmes circonstances. Lourde hérédité que celle des femmes à cette époque quand elles deviennent mères. Le voulant ou pas, car la loi de la plupart des pays interdit alors l'avortement, allant jusqu'à punir de la peine capitale ceux et celles qui le pratiquent.
Comme beaucoup de ses « sœurs », Mary Shelley aura bénéficié d'une solidarité entre femmes qui a toujours existé et qu'elle-même a pratiquée concrètement tout au long de son existence. Une solidarité que les siècles suivants enrichiront d'une pratique revendiquée par le féminisme comme une nécessité politique : la sororité. Réclamant le droit de vote, le droit de mettre au monde les enfants selon leurs possibilités (si je veux quand je veux, disait une affiche des années 1970), de les élever décemment c'est à dire en ayant la disponibilité et les moyens de le faire sans dépendre d'un protecteur ou d'un souteneur/soutien de famille, les mouvements féministes, si décriés en leurs temps, ont élargi la vie des femmes à leur mesure et à leur manière en les incitant à se battre pour elles-mêmes. Pour devenir les citoyennes à part entière de nos sociétés presque égalitaires en matière de sexes.
Si bien qu'à la lumière de ces avancées, ce livre nous raconte non seulement par anticipation les progrès des sciences et de la médecine, la démocratie dans nos sociétés technologiques, la mondialisation des idées, la culture accessible à tous, et la répartition égalitaire de la procréation, mais aussi et surtout l'inéluctable marche des femmes vers leur libération.
Le dernier homme, une femme ? Cela peut s'envisager, ont-elles dit. Et Mary Shelley de sourire.
4 : ET APRÈS ?
Dans ce paysage chamboulé demeure toutefois presque intacte la difficile, pénible, sempiternelle différence des sexes. Sa frontière de nos jours si mouvante est désormais éclairée par l'esprit des Lumières et des sciences qui en sont issues. Or ces dernières ont été poussées à un tel degré d'étrangeté qu'on peut se demander si l'on ne vivra pas bientôt dans un monde de fiction pure. Et si le dernier homme évoqué par Mary Shelley ne sera tout simplement pas un automate, descendant des créatures mécaniques de jadis.
Une intelligence artificielle ? Oui, mais qui se chargera d'éteindre la lumière en quittant ce monde. Et nous abandonnera dans l'obscurité. C.B.